"Management de transition : une posture à réinventer pour les dirigeants marocains"
- Chrysaliz
- 21 juin
- 5 min de lecture

David Kennedy : Amine, chez Atlas Transition, on accompagne un nombre croissant de cadres-dirigeants marocains qui envisagent de devenir managers de transition. Et s’il y a un vrai engouement, on remarque aussi que beaucoup l’abordent avec des réflexes issus du management traditionnel.
Amine Belkez : C’est un constat qu’on partage. Le format attire parce qu’il offre un positionnement clair, une intensité d’action, et une forme de liberté. Mais ce qu’on sous-estime souvent, c’est que ce n’est pas juste une autre manière de faire son métier : c’est une révolution mentale. Ce n’est pas un poste à durée limitée, ce n’est pas une période d’essai. C’est une intervention ponctuelle, ciblée, souvent dans des contextes tendus ou critiques, qui demande une posture radicalement différente.
David : Ce que je vois, souvent, c’est cette phrase : “Je vais diriger comme d’habitude, mais en accéléré.” Une sorte de management en mode sprint.
Amine : Et c’est précisément là que le malentendu commence.
Le manager de transition n’est ni un intérimaire, ni un dirigeant allégé. Il est là pour traverser une phase, produire un effet de levier, transmettre… puis se retirer.
Ce n’est pas un pouvoir qu’il prend, c’est un mouvement qu’il accompagne.
Repenser les repères culturels du leadership marocain
David : Et cette transformation de posture, elle entre en tension avec certains repères très forts du leadership marocain, non ?
Amine : Oui, forcément. Le management au Maroc repose sur des piliers solides :
une autorité incarnée,
un lien humain très fort,
une loyauté interpersonnelle,
et un respect des hiérarchies implicites.
Ces repères ont permis à des dirigeants de réussir dans des environnements souvent instables. Mais dans le cadre d'une mission de management de transition, il faut apprendre à les déconstruire sans les renier.
David : Tu peux donner un exemple ?
Amine : Bien sûr. Le lien affectif, par exemple. C’est une force dans nos organisations. Mais en mode mission de management de transition, ce lien peut devenir un frein : il crée de la dépendance émotionnelle, il brouille la neutralité. Ou encore la loyauté : elle est souvent dirigée vers des personnes. En management de transition, elle doit être dirigée vers la mission.
Un héritage patriarcal à déconstruire… pour construire un vrai partenariat.
David : Il y a aussi, et on en parle souvent, une dimension plus profonde : le rapport anthropologique à la hiérarchie. On sent que ce n’est pas juste une question de management, mais de culture.
Amine : C’est vrai. Ce rapport à l’autorité n’est pas qu’un réflexe professionnel. Il s’ancre dans une culture patriarcale, où la figure du “chef” a une dimension structurante : il incarne la stabilité, il donne le cap, il protège. Dès l’enfance, ce schéma est intégré : le respect de l’aîné, la loyauté au père, à l’enseignant, puis au patron… Ce que ça crée, dans le monde professionnel, c’est une relation d’attachement à la hiérarchie, souvent affective. Et quand on arrive dans un modèle comme celui du management de transition, ce lien devient un obstacle : on attend de soi d’agir avec autonomie, lucidité… mais on est inconsciemment dans une logique d’obéissance ou de validation.
David : Ça ne veut pas dire rejeter toute autorité !
Amine : Non, bien sûr. L’enjeu n’est pas de rompre avec la hiérarchie, mais de repositionner le rapport qu’on entretient avec elle. Le manager de transition ne fait pas cavalier seul. Il ne se détache pas pour agir dans son coin.
Le manager de transition sort du lien hiérarchique affectif pour entrer dans une relation de partenariat stratégique avec le DG qui l’a mandaté.
David : Il ne travaille pas pour la direction, mais avec elle.
Amine : Exactement. C’est une relation d’adulte à adulte. Le DG garde la vision, la responsabilité de l’organisation. Le manager de transition, lui, vient avec un regard libre, une capacité d’action, un effet miroir. Mais cette alliance ne fonctionne que si le manager a dépassé le besoin d’être intégré, validé ou reconnu. Il ne cherche pas à durer. Il cherche à réussir — pour l’organisation, pas pour lui-même.
De chef à catalyseur !
David : Et cette posture se heurte souvent à un autre réflexe : celui de vouloir “imprimer sa marque” rapidement, comme signe d’efficacité.
Amine : Oui, et c’est un piège. Dans notre culture, l’autorité s’exprime souvent par la capacité à occuper l’espace, à imposer un style. Mais en management de transition, cette approche peut faire plus de mal que de bien.
Le manager de transition n’est pas un chef au sens classique. Il est un catalyseur. Il active, il libère, il transmet. Son impact vient de sa lucidité, pas de sa présence.
Le détachement engagé : la posture la plus puissante
David : Tu parles souvent d’un concept central dans notre métier : le détachement engagé. Peux-tu l’expliquer pour ceux qui découvrent cette logique ?
Amine : C’est la posture la plus difficile à incarner. Il s’agit de s’impliquer à fond, mais sans chercher à s’attacher.
Être totalement présent dans la mission, tout en acceptant pleinement l’idée de partir dès que le cap est passé.
Dans notre culture, l’engagement rime avec fidélité, durabilité. Mais en management de transition, c’est la capacité à se retirer sans regret qui fait la force du manager. C’est un engagement dans l’action, pas dans l’attachement.
Un leadership sobre, mais stratégique.
David : Et cette posture donne naissance à un style de leadership qui peut surprendre. Moins visible, plus silencieux. Mais redoutablement efficace.
Amine : C’est un leadership sans crispation, sans besoin de reconnaissance. On n’impose rien. On écoute, on comprend, on agit...vite et bien. Puis on laisse la place. Ce style peut sembler faible aux yeux de ceux qui sont habitués à diriger “par le haut”, mais il est infiniment plus respectueux du collectif et durable dans ses effets.
Le piège du CDI : un biais à surveiller
David : Il y a un dernier point qu’on doit aborder : cette tentation, parfois silencieuse, chez certains managers de transition en mission, de se dire “si je fais bien, ils me proposeront un CDI”…
Amine : C’est un biais culturel très fort. Dans une société où la stabilité est valorisée, la réussite est souvent liée à l’intégration. Mais en management de transition, cette pensée parasite toute la posture :
On agit pour plaire,
On évite les décisions risquées,
On perd la neutralité.
David : Et surtout, on brouille la nature du contrat. L’entreprise attend une mission, pas une candidature.
Amine : Exactement. Le manager de transition est d’autant plus stratégique qu’il ne cherche pas à rester. C’est ce qui lui donne sa liberté, sa pertinence, et son utilité réelle.
5 questions pour franchir le cap
David : Alors, pour les dirigeants marocains qui envisagent de faire le pas, quelles sont les bonnes questions à se poser avant de se lancer ?
Amine : Je leur en propose cinq, très simples mais très structurantes :
Puis-je exercer un leadership sans chercher à m’imposer ?
Suis-je à l’aise avec l’idée de partir une fois la mission réussie ?
Puis-je agir efficacement sans m’attacher à l’entreprise ?
Suis-je capable de transmettre sans chercher à construire pour moi ?
Puis-je accepter de réussir… sans que l’organisation me retienne ?
Conclusion : une posture marocaine du management de transition est non seulement possible… mais nécessaire
David : En résumé, on ne parle pas ici de copier un modèle occidental, mais de faire émerger une posture locale, adaptée, lucide.
Amine : Oui. Il ne s’agit pas de se dénaturer, mais de se transformer. Moins de pouvoir formel, plus d’impact réel. Moins d’attente de reconnaissance, plus de capacité de transmission.
Le Maroc a besoin de cette posture. Et elle viendra de celles et ceux qui auront le courage de changer… sans se trahir.
David : Et chez Atlas Transition, on continuera d’accompagner ces transitions — dans tous les sens du terme.
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